D. Lüthi: Le compas et le bistouri

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Titel
Le compas et le bistouri. Architecture de la médecine et du tourisme curatif. L’exemple vaudois, 1760-1940


Autor(en)
Lüthi, Dave
Erschienen
Lausanne 2012: Éditions BHMS
Anzahl Seiten
545 p.
Preis
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Paul Bissegger

On ne présente plus l’historien des monuments Dave Lüthi, qui enseigne depuis 2009 l’histoire de l’art (Architecture et Patrimoine) à l’université de Lausanne. Sa thèse de doctorat, soutenue en juin 2008, a été élaborée sous la direction des professeurs Gaëtan Cassina, spécialiste en histoire l’art monumental régional, et Vincent Barras, historien de la médecine et de la santé publique. Leur direction bicéphale atteste une démarche pluridisciplinaire, la thématique recoupant en effet des secteurs complexes tels que l’architecture, la médecine et les technologies curatives. En outre, ce domaine de la Santé constitue aussi un énorme marché, impliquant promoteurs et industrie touristique. L’auteur a remarquablement maîtrisé ce champ considérable, documenté par le patrimoine bâti, des sources multiples et une riche iconographie.

Le résultat est donc d’une grande richesse (jusque dans les notes, placées en bas de page, un luxe de nos jours!), et l’intérêt de l’ouvrage dépasse largement le seul domaine de l’architecture médicale. Il renvoie, à travers une multitude d’exemples régionaux ou internationaux, à l’histoire plus générale de l’art et de l’architecture, ainsi qu’à d’importants phénomènes de société, comme l’hygiénisme ou le développement du tourisme. On n’évoquera ici que les progrès immenses réalisés en près de deux siècles par la science et la médecine, progrès qui ne resteront pas sans conséquences architecturales. L’art médical s’enrichit de l’essor de l’hydrothérapie, du développement de la chirurgie, de l’avènement de l’asepsie, ou encore du traitement en altitude des maladies pulmonaires, ces derniers soins allant curieusement de pair avec l’expansion des sports d’hiver. Toutes ces avancées, sans même parler des multiples progrès technologiques, ont contribué à façonner l’architecture de la santé, dont le développement est présenté dans trois grandes parties: les modèles, le paysage médical vaudois, et l’alliance entre le médecin et l’architecte.

Les modèles. La France a eu une influence prédominante au XVIIIe et début du XIXe siècle, notamment grâce à l’émergence d’une littérature spécialisée destinée aux bâtisseurs. Toute personne intéressée au patrimoine bénéficiera de la brillante mise en perspective, par Lüthi, des principaux cours, traités, manuels ou revues d’architecture qui ont circulé en Suisse romande à l’époque considérée. Le célèbre Jean-Nicolas-Louis Durand, professeur à l’École polytechnique de Paris, est l’un des premiers, au tout début du XIXe siècle, à mettre en lumière le fait que la disposition architecturale peut contribuer efficacement au bien du malade. Cette idée fera progressivement de l’hôpital une véritable «machine à guérir », selon l’expression de Michel Foucault. À partir des années 1870, cependant, c’est l’Allemagne qui prend le leadership, tout particulièrement dans le domaine des constructions sanitaires, à la fois par des réalisations exemplaires et par de nombreuses publications. Dès lors, dans le cadre de leur formation, bon nombre d’architectes et de médecins se rendent outre-Sarine, voire outre-Rhin. Cette forte prédominance culturelle allemande et suisse alémanique – inattendue, a priori, dans nos territoires latins – est l’une des découvertes majeures des investigations de Lüthi.

Le paysage médical vaudois est d’abord essentiellement hydrothérapique, avec les établissements d’Yverdon et de Lavey, dont la source d’eau chaude découverte en 1831 et propriété cantonale sera vigoureusement promue par l’État de Vaud. S’ajoutent après 1850 d’autres stations, telles que celles de Bex, Aigle et Montreux. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, la climatologie naît de la combinaison de l’hygiénisme, de la statistique et de la météorologie: voici donc l’art d’utiliser le climat à des fins thérapeutiques. Dès lors, les stations font valoir leur capital de bon air et de beaux paysages. Montreux, dont la réputation climatique remonte à la première occupation touristique du site, connaît dès les années 1860 un essor remarquable grâce à l’activité d’Ami Chessex, promoteur et constructeur d’hôtels. Les touristes se soignent tout en s’amusant, profitant des bienfaits du lac, de la douceur du climat, voire des eaux locales, jugées bénéfiques. Mais ces activités s’avèrent vite incompatibles avec la présence de patients tuberculeux. À partir des années 1880, se développe donc, pour ces derniers, la station aérothérapique de Leysin, qui, avec Davos, va devenir l’une des plus célèbres de Suisse. Unissant leurs efforts, promoteurs, médecins et architectes élaborent une typologie hospitalière particulière, le sanatorium. D’autres stations climatériques étudiées dans l’ouvrage, comme Gimel, le Mont-Pèlerin, voire Lausanne, ne jouiront pas du même succès.

L’alliance du médecin et de l’architecte, ou l’invention d’une architecture médicale. Le gros de l’ouvrage donne lieu à une série d’éclairages sectoriels qui montrent la progressive prise de pouvoir du médecin sur l’architecte, et comment, à partir de l’architecture plutôt aristocratique du XVIIIe siècle, se développent des typologies spécifiques exigeant une construction hautement planifiée. Lüthi analyse l’évolution du grand hôpital de Lausanne sous l’Ancien Régime et à l’époque cantonale; puis les bains d’Yverdon, les grands chantiers de l’État (Cery et l’hôpital cantonal), les nombreuses infirmeries – notamment Lavey, Lausanne (Asile, puis hôpital des aveugles), Montreux, Moudon, Payerne et Vevey –, les nouveaux bains de Lavey, d’Aigle et d’Yverdon (qui passent de l’hôtel de luxe à l’établissement populaire), enfin les lazarets, les sanatoria avec leurs jardins médicaux, les cliniques privées. La dernière période, de 1880 à 1940, voit la modernisation de l’hôpital cantonal et la standardisation des types architecturaux, avec entre autres, l’hôpital Nestlé, parangon de la modernité, ou l’hospice Sandoz. Dans le domaine des sanatoria, la clinique-manufacture Rollier, à Leysin, illustre l’architecture prônant l’héliothérapie – caractéristique de la lutte antituberculeuse – qui influence même la construction des hôpitaux, notamment pour les balcons de cure.

Une étincelante synthèse finale revient sur la médicalisation progressive de la société et du territoire, sur la circulation des idées, des modèles et des technologies, sur l’émergence de centres et la remise en question de périphéries. Elle relève aussi l’exemplarité du corpus médical vaudois et ses particularités, notamment l’éclatement des structures de santé en une multitude d’institutions diverses. Ce fractionnement résulte, selon l’auteur, d’une politique timide en matière hospitalière. Plusieurs projets ambitieux, en effet, sont repoussés au XIXe siècle pour des raisons financières, mais aussi idéologiques, les décideurs politiques (en vertu d’une conception libérale de la médecine) n’étant pas favorables à l’engagement de l’État dans la création d’établissements de santé. Selon eux, l’hôpital cantonal n’est destiné qu’à la prise en charge de la population pauvre et aliénée, le reste des soins relevant d’institutions privées. Par conséquent ces dernières, pour répondre aux vues des investisseurs, sont souvent en lien avec le tourisme, jusqu’à ce que la prédominance des sports d’hiver rende «caduque la médicalisation de certaines stations. Dès lors les pistes de luge ou de ski rem placent les établissements hydrothérapiques ou les promenades graduées».

Cet ouvrage, on l’aura compris, est absolument passionnant à tous égards. Toutefois, la perfection n’étant pas de ce monde et le diable se cachant dans les détails, l’index a subi la dure contrainte des lois de l’édition. Faute de place, les contemporains ont été éliminés (sans cependant que ce choix soit signalé), et faute de temps, certains noms ont été oubliés: manquent donc Pinon, Foucault, Pevsner, Walter, Grandjean, Hennebique, Murken, pour ne citer que quelques exemples qui nous ont frappés. De même, Louis-Victor Plousey est, par erreur, prénommé Walter… Nous nous empressons cependant d’ajouter que ces menus accidents n’enlèvent rien à la très grande qualité de l’ensemble!

Zitierweise:
Paul Bissegger: Compte rendu de: Dave LÜTHI, Le compas et le bistouri. Architecture de la médecine et du tourisme curatif. L’exemple vaudois, 1760-1940, Lausanne: Éditions BHMS, 2012. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 121, 2013, p. 308-310.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 121, 2013, p. 308-310.

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